Le Jardin des Supplices

La passion d’Octave Mirbeau, auteur du Jardin des Supplices, fut le jardinage. Dans une lettre à Gustave Geoffrey, Claude Monet écrit même à son propos qu’ « il [Octave Mirbeau] est un maitre jardinier ; il ne pense qu’à cela. »
Mais comment la pratique du jardinage a-t-elle pu donner naissance à cette vision infernale d’un jardin des supplices ?
Mirbeau imagine dans Le jardin des Supplices, un jardin qu’il situe en Chine. Lieu imaginaire qui mêle de manière impressionnante la culture des fleurs aux cruautés.

 

À l’origine de cette création, réside une esthétique toute particulière dans laquelle le jardin devient la métaphore de l’acte d’écrire et, par extension, de l’art en général. C’est ainsi que Mirbeau compare l’exposition de Rodin à un jardin pour exposer ses vues sur l’art :

« Il m’est arrivé de visiter des expositions de sculptures et je n’ai éprouvé que des impressions pénibles […] Ici, c’est comme un jardin qui serait rempli de belles fleurs, je les respire et je me grise de leur odeur. Je me sens moi-même devenir un être plus vivant ici […] et ces femmes, et ces visages, et ces formes me font comprendre des choses au-delà d’elles-mêmes. Je comprends davantage la beauté des fleuves, des ciels, des forêts. »[1]

 

Le jardin devient le modèle d’un art qui ne doit pas imiter une nature comprise comme un ensemble de formes homogènes qui, par sa seule contemplation, apaise et rassérène. Il s’agit plutôt de (se) rendre « plus vivant ».

À un Des Esseintes dans À rebours – inspiré par Robert de Montesquiou – pour qui la nature ne subsiste qu’en tant que celle-ci est arrangée, composée avec soin, il s’agit pour Mirbeau de lui substituer une nature où ce n’est plus l’artifice qui l’emporte sur la nature. Aux vertus laudatives issues de la contemplation du jardin traditionnel – et encore une fois de l’art en général – il s’agit de lui substituer une nature vivifiante qui parle aux sens. La perception visuelle – sens privilégié de l’intellect – n’est plus le mode privilégié, les odeurs, le toucher prennent part à l’ouverture et à l’épanouissement de l’individu.

On comprend ainsi mieux les reproches que peut faire l’auteur aux jardins occidentaux :

« Oh ! Les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! […] Tout ce qu’elles peuvent avoir en elles de personnalité mystérieuse […] on les oblige à disparaître, taillées, rognées […] Rien n’est triste comme des fleurs asservies. L’orient m’apporte toute la diversité innumérable de ses bulbes, l’extraordinaire chiffonnage de ses pavots, de ses anémones, de ses renoncules. »[2]

 

Dans Le jardin des Supplices, ce sont les horticulteurs occidentaux qui sont directement pris à partie pour, en contrepartie, faire l’éloge des jardiniers chinois :

« Les Chinois sont des jardiniers incomparables, bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu’à détruire la beauté des plantes par d’irrespectueuses pratiques et de criminelles hybridations »[3]

 

Dès lors le jardin chinois y est défini comme le modèle du jardin idéal, représentation qui s’est diffusée au XVIIIème siècle en Occident. William Chambers, peintre et jésuite les décrit comme le résultat de la mise en scène horrible de la fureur de la nature « cavernes obscures, impétueuses cataractes et arbres difformes semblant brisés par la violence des tempêtes » et de sites terribles « des gibets, des croix […] des temples dédiés à la vengeance et à la mort ».

Chambers s’en est inspiré pour les jardins de Kew dont Mirbeau fait le modèle de son Jardin des Supplices :

« Les admirables jardins de Kew – les seuls qui nous contentent en Europe lui [le jardin des supplices] doivent beaucoup. »[4]

 

Au-delà de la conception spatiale du lieu, le jardin des supplices est le symbole de la cruauté de l’univers que l’art, selon la phrase de Klee, rend visible :

« Et l’univers m’apparait comme un inexorable jardin des Supplices […] Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n’est plus pour moi qu’un symbole, sur toute la terre. »[5]

 

A la conception du jardin voltairien qui voit dans ce dernier le lieu de la nature et de la liberté où la culture permet de construire une société pacifiée, Mirbeau oppose et propose un jardin qui exprime le désenchantement des idées progressistes des Lumières. Face cachée mais néanmoins réaliste de ce que représente la vie. Un jardin non pas figure de l’optimisme d’un Candide mais figure de la liberté absolue, extrême qui, que l’on le veuille ou non, est cruelle, de l’innocente cruauté d’une bête sauvage. Lieu où se déploie la vie, par-delà le bien et le mal, le beau et le laid. Le plaisir et la souffrance, la beauté des fleurs et l’horreur des supplices s’y conjuguent dans le but de former une image authentique de la réalité humaine.

Ne soyez donc pas effrayé à la lecture de cette œuvre dont on vous propose ici un petit extrait, celle-ci « ne doit pas inspirer plus de crainte ou de répulsion qu’un magnifique lotus en fleur qui plonge ses racines dans la boue qui le porte »[6].

[1] Octave Mirbeau, « Une heure chez Rodin », Le Journal, 8 juillet 1900.
[2] Octave Mirbeau, Les grands humoristes. Paris : Arléa, 1992, p. 9
[3] Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices. Paris : Fasquelle, 1957.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.

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